Depuis le début de l’année, j’ai commencé à rédiger une autobiographie intitulée « Le hasard n’existe pas ». Ne sachant pas si je la publierai un jour car je n’ai pas encore la conclusion dans mon esprit, je profite de mon blog pour publier un chapitre de cet ouvrage. Ce chapitre est dédié à la mémoire de Sylver Hoffer. Son acte altruiste a marqué ma vie à jamais et je pense à lui régulièrement depuis plus de quarante ans.
Nous sommes le mercredi 3 juin 1981, je suis en CM2, l’année scolaire touche à sa fin. Mes cousins sont venus nous rendre visite à l’auberge près du Pont-du-Gard où nous habitons depuis 6 ans. Il ne fait pas spécialement beau mais avec la chaleur de l’été arrivant, nous nous rendons mes cousins et moi accompagnés de mon père au bord du Gardon où nous allions quelques fois. L’endroit est adéquat pour la baignade des enfants. Le lit de la rivière est plus large, il y a peu de courant, le sol est sablonneux et nous avons pied la majorité du temps. Il y a même une petite île sablonneuse avec un peu de végétation au milieu de la rivière. Un endroit idéal pour des jeux d’enfants. Pour une raison que j’ignore, après nous être baignés entre la rive droite et l’île pendant un bon moment, nous allons sur la rive gauche avec nos serviettes autour de la tête. Le reste de nos habits et nos chaussures sont restés sur la rive droite. Tout le monde a envie de remonter la rive gauche pour aller voir ce qu’il y a plus haut. Personnellement je sais ce qu’il y a plus haut et je n’en vois pas l’intérêt pour se baigner car l’endroit où nous étions était le meilleur du coin. De plus, j’ai toujours eu horreur de marcher sur les cailloux sans chaussures. Mais seul contre tous, n’ayant pas encore le caractère de m’affirmer pour dire non, je suis bien obligé de suivre le groupe. Je suis bon dernier. A chaque pas sur les cailloux, mes jambes se tordent. Les autres doivent m’attendre régulièrement.
Nous arrivons quelques centaines de mètres en amont à un endroit où le Gardon se sépare en deux, enveloppant de ses bras une grande île uniquement garnies de cailloux. Il n’y a personne qui se baigne, le soleil n’est pas au rendez-vous. Seul un groupe de trois jeunes pécheurs est en train d’arriver sur l’île. L’endroit n’est pas trop propice à la baignade. Du côté de la rive gauche, il n’y a pas assez d’eau, et sur celui de la rive droite il y a trop de courant. Le groupe décide de faire demi-tour. J’ai déjà galéré pour arriver là les pied nus, je ne me vois pas refaire tout le chemin en sens inverse. Je sais que par la rive droite, il y a un chemin sablonneux après le camping pour retourner sur notre plage de départ. Sur la berge de l’île, il y a des vieux troncs d’arbres déracinés qui ont été emmenés par le courant. J’indique à mon père et mes cousins, qu’accrochés aux troncs d’arbre nous pouvons franchir les quelques mètres du bras droit malgré le courant. J’obtiens gain de cause. Nous nous accrochons au tronc d’arbre et nous commençons la traversée.
Soudain la serviette que j’avais mise autour du coup s’échappe. Je n’ai qu’une pensée: « je vais me faire gronder par ma mère d’avoir perdu ma serviette ». Je lâche donc le tronc d’arbre pour l’attraper. Le courant est fort. Mon père se lance vers moi car il a peur que je n’arrive pas à nager dans ce courant. Mes cousins finissent de traverser et assistent à la scène depuis l’autre rive. Je n’ai pas l’impression de me noyer, je suis encore en surface emporté par le courant. Par contre, je n’ai plus pied et lorsque mon père me rejoint, je me débat. Sur la berge de l’île, Sylver, un jeune pécheur de 14 ans qui venait d’arriver voit la scène. Il se jette à l’eau, me récupère et dit à mon père: « c’est bon je l’ai, vous pouvez le lâcher ». Il me sort de l’eau et me confie à son jeune frère, Romuald, et le copain de son frère, Stéphane, avant de replonger dans l’eau car mon père n’est plus visible. Assis, avec une serviette sur le dos, je vois Sylver sortir mon père de l’eau. Il gît inconscient et inanimé sur la plage de galets. J’ai l’impression d’être dans une autre dimension, que ce que je vis n’est pas la réalité, que je suis en train de voir le film de la vie de quelqu’un d’autre. Cette sensation étrange ne m’est arrivé que deux fois dans ma vie, ce jour-là et le 12 février 2019. Depuis l’autre rive, quelques clients adultes du camping indiquent à Sylver de faire le bouche à bouche à mon père, l’un d’eux a prévenu les pompiers et ma mère à l’auberge, mais aucun ne viendra l’aider. Pourtant, pour un adulte sachant nager correctement, la traversée est courte. Sylver s’exécute avec une sérénité inhabituelle pour un jeune homme de 14 ans dans une telle situation. Les secondes semblent des heures. Mon père finit par régurgiter l’eau de ses poumons, il respire, Sylver vient de le sauver d’une mort certaine. Par son geste, il vient aussi de sauver une mère dépressive et ses deux enfants d’un avenir très incertain.
Une fois mon père sorti d’affaire un campeur raccompagne mes cousins à l’auberge. Dans l’attente, Sylver reste aux côtés de mon père et Romuald et Stéphane à mes côtés. Ma mère arrive la première de par la rive gauche accessible en voiture et à pied. Elle est suivi par les pompiers et leur brancard. Il n’y a pas plus que quelques centimètres d’eau sur la bras gauche du Gardon pour rejoindre l’île sur laquelle nous sommes. Ma mère accompagne mon père à l’hôpital avec les pompiers. Ma tante me raccompagne à l’auberge. Quand ma mère revient chercher des affaires pour les quelques jours que mon père doit passer à l’hôpital, elle me dit de ne pas m’inquiéter pour lui. Rempli de culpabilité, je la serre dans les bras en lui disant que j’ai eu très peur que papa soit mort. Il me faudra presque 40 ans et ma séance chez la kinésiologue en février 2019 pour extérioriser la culpabilité que mon père ait failli mourir à cause de moi.
Après ce fait divers exceptionnel qui paru dans les journaux régionaux les jours suivants, la vie reprend son cours. Partageant les trajets scolaires avec une voisine camarade de classe, l’après-midi sa mère dépose régulièrement ses grandes sœurs au collège avant de nous laisser à l’école primaire. Parfois, Sylver est au portail du collège. A son regard complice, je sais que nous avons partagé un moment de vie très spécial que nous n’oublierons jamais. De son côté, ma mère rencontre la mère de Sylver et fait de son mieux pour le remercier avec nos modestes moyens.
Après les vacances d’été, je rentre en 6° au collège. Sylver est encore en 5°. L’école n’est pas son truc il a déjà redoublé deux fois. Sa passion a lui, c’est le football. Il joue déjà dans l’équipe de Nîmes et il rêve d’aller se former à l’Institut National du Football de Vichy. En cours de sport, ma classe est dans les vestiaires avec une classe de 5°. Un des élèves de trois ans mon aîné, pour une raison que j’ignore, m’a pris en grippe et à tendance à me harceler moralement. Quand Sylver l’apprend, il met définitivement un terme à ce harcèlement dont j’étais la victime. De part son statut de très bon footballeur et de part son charisme, il était respecté de tous les élèves du collège. Mais contrairement à ce que l’on pourrait penser à la description de ce profil, il était également très humble. Mon année de 6° sera la seule qui me permettra de le côtoyer un peu.
De son côté ma mère, par des petits cadeaux le remercie pour son geste mais elle voudrait en faire plus. Sylver et sa mère ont plutôt tendance à lui dire que ce n’est pas la peine. Que ce qu’il a fait était tout à fait normal. En 1984, elle décide d’écrire à Patrick Sabatier pour que Sylver soit remercié à travers l’émission Porte-Bonheur. En novembre de cette année-là, nous passons mes parents et moi à l’émission Porte-Bonheur. Sylver est enfin remercié au niveau que ma mère souhaitait et son geste héroïque est désormais connu au niveau national. A cette époque, il a commencé sa formation à l’INF de Vichy. Tout ceux qui ont pu voir Porte-Bonheur en direct ce jour-là, aurons vu à quel point Sylver est resté humble tout au long de l’émission.
A cette période-là j’étais en 4°. Cet évènement me rapproche de Romuald et Stéphane qui était au collège avec moi. Il nous remémore que nous avons vécu ensemble un évènement autant exceptionnel qu’inoubliable. L’année suivante, ayant l’âge d’avoir une moto 50 cm3, je vais régulièrement jouer au flipper et au baby-foot dans le bar de leur village. Nous mettons souvent « Get Closer » de Valerie Dore au Juke Box, c’est notre chanson préférée à tous les trois. Il est certains souvenirs qui ne s’effacent jamais de nos mémoires, même après des décennies. En partant au Lycée, puis en déménageant sur Avignon, je ne reverrais plus Romuald. Je croiserais quelques fois Stéphane dans le train en revenant de Montpellier. Pendant que je suis en classes préparatoires, il suit des études de prothésiste dentaire.
Après sa formation à Vichy, Sylver commence sa carrière professionnelle dans le club de Nîmes. Au fil de ses changements de club, mon père, fervent lecteur de L’Equipe, m’informe sur l’évolution de sa carrière. Lorsque ma propre carrière professionnelle me conduit à Nîmes, je me dis qu’une fois bien intégré dans cette entreprise, si un jour à la fin de sa carrière, Sylver a besoin d’un emploi, je pourrais peut-être lui en proposer un. Malheureusement la piètre gestion de la société par ma Direction met rapidement fin à cette idée.
Ce ne sera que bien des années après, une fois bien installé dans mon activité à mon compte que je prends enfin le temps d’essayer de contacter Sylver. Ses parents habitent encore leur village et leur numéro de téléphone est dans l’annuaire. Je les appelle. Sa mère me répond. Elle se rappelle de moi, mais elle reste très froide. Visiblement, je lui remémore des mauvais souvenirs sur ce que Sylver a vécu récemment et dont je n’étais pas au courant. Il a eu un accident de moto et il a été dans le coma pendant longtemps. Je lui communique mon numéro de téléphone pour qu’elle le donne à Sylver. Je n’obtiens pas plus d’informations de sa part. Je reste stressé pendant 24h en ne sachant pas dans quel état de santé Sylver est. Après un accident de moto et un coma, on peut tout imaginer. Sa mère me rappelle le lendemain en s’excusant de son comportement de la veille. Effectivement, mon coup de fil a ravivé les douleurs d’une mère inquiète pour son fils. Elle m’indique qu’il va bien et elle me donne son numéro.
J’attends le soir pour être sûr qu’il n’est plus au travail pour appeler Sylver. Il est très content de m’avoir au téléphone après toutes ses années. Il m’explique que ce jour-là, comme ça ne mordait pas à l’endroit ou ils péchaient quelques kilomètres en amont, ils sont venus pour pécher sur cette plage. Ils venaient juste de poser leurs affaires quand notre noyade a commencé. Tout comme moi, l’expérience de sa vie lui a appris qu’il n’y a pas de hasard. Il me raconte qu’il ne se sentait pas à l’aise dans le milieu du football professionnel. Il y a trop d’apparences et de superficialités. Lui, voulait jouer au football pour l’amour du foot et non pas pour l’argent comme de nombreux joueurs le font. Nous partageons ensemble sur nos familles respectives. Tout comme moi il a deux enfants. Par contre, son couple n’a pas survécu à son coma. Concernant son accident et son coma, il m’indique que les années qu’il vit suite à cet évènement sont du bonus et qu’il pense avoir été aidé par sa grand-mère depuis l’au-delà. Sans le savoir, il a la même foi que celle de ma mère. Je n’en suis pas encore à leur niveau.
Nous nous téléphonons régulièrement pour nous donner des nouvelles. Il habite à Vichy, ville qu’il avait appréciée quand il était à l’INF. En 2009, lorsque je pars travailler à Clermont-Ferrand, je me fais une joie en me disant que je pourrais aller lui rendre visite. Malheureusement, j’apprends qu’il est redescendu vivre dans le village de ses parents avec sa nouvelle compagne. Fin 2010, alors que je viens juste d’arriver dans le région d’Auxerre, il me téléphone. Dans la discussion, il insiste pour que je ne me fasse pas de soucis pour lui, que toutes les années depuis son coma sont des années de bonheur et de bonus. Je ne comprends pas vraiment le sens caché de ses phrases. En juillet 2011, sa compagne me téléphone pour m’annoncer le décès de Sylver. Je comprends alors que lors de son dernier appel téléphonique, il se savait malade et qu’il vivait ses derniers mois. Sylver était l’humilité incarné, un modèle pour moi. Il ne se passe pas une année sans que je pense régulièrement à lui.
Cet évènement de juin 1981 est rempli de synchronicités.
Plein de choses auraient pu se passer autrement pour ne pas qu’il survienne. Pourquoi somme-nous donc partis de l’endroit ou nous nous baignions? Si j’avais su dire non, rien ne se serait passé. Si je n’étais pas aussi douillé des pieds, je n’aurais eu aucun problème à revenir sur nos pas par la rive gauche. Et pourquoi donc cette fichue serviette a-t-elle été emportée par le courant? Pourquoi ne l’ai-je pas laissé partir?
Et bien des choses auraient pu se passer autrement pour que les conséquences de cet évènements soient bien différentes. Si les poissons avaient mordus à l’endroit où ils péchaient, Sylver n’aurait jamais changé de lieu de pêche. S’ils étaient arrivés cinq minutes plus tard, Sylver n’aurait pas pu nous sauver. Combien de personnes sont capables de garder leur sang-froid pour sauver de la noyade deux personnes? Combien de personnes sont capables de faire le bouche à bouche et le massage cardiaque à un noyé?
Une telle analyse à posteriori a tendance à nous montrer que le hasard n’existe pas. Du moins c’est mon avis personnel mais il semble être partagé par plein de personnes avec qui j’ai discuté et qui ont elles aussi vécu de tels évènements dans leurs vies.
Merci pour votre texte. Les hazards….qui n’en sont pas, et qui nous font tellement évoluer. Des rencontres incroyables qui change nos vies, les ressentir ,les comprendre, et les partager . Belle initiative, et ne vous en faite pas pour la « fin »,la fin n’existe pas, c’est toujours le commencement de quelques choses à comprendre et découvrir. Bonne journée. Brigitte une amie de votre merveilleuse maman.🥰👍 et
Merci Brigitte pour votre commentaire. La conclusion de mon livre devrait être le début de ma nouvelle vie. Je le sens poindre à l’horizon mais je dois encore être patient.